dimanche 29 juin 2008

Natacha POLONY (in Marianne, juin 2008)

"Marianne" n° 582 du 14 au 20 juin 2008

NOS INSTITUTEURS SONT-ILS ENCORE LES HUSSARDS DE LA REPUBLIQUE ? Par Natacha Polony

Les temps sont loin où l’instituteur remplissait une vraie mission républicaine. Aujourd’hui l’école est en crise. Avec des « professeurs des écoles » en plein désarroi, auxquels on demande tout, trop. Enquête.

Dans les dîners entre amis, Jeanne est une attraction. Chacun lui demande une anecdote, un récit édifiant ou drôle, une petite histoire tragi-comique. Ces enfants de 5 ans qui se lèvent les premiers dans la maison, et arrivent à l'école le ventre creux, ce petit qui ne répond que par des insultes pas vraiment de son âge, tous les problèmes sociaux concentrés dans la vie quotidienne de 20 gamins... Jeanne raconte ses journées de professeur des écoles avec le sentiment attristé de ne pas vraiment parler de son métier mais d'autre chose, d'un monde étrange qui ne ressemble pas à ce qu'elle avait espéré. « Les gens ne se rendent pas compte, regrette-t-elle, ils restent sur des clichés. Nous passons notre temps en vacances. Et bien sûr, en maternelle, je ne fais que de la pâte à modeler:» On sent dans la voix de cette jolie blonde de 28 ans comme de la lassitude ; la tentation du repli sur soi, face à une société qui ne la comprend pas.

Les instituteurs ont été les héros de la IIIe République française, le pilier sur lequel reposait l'édifice social et politique. « Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères, sanglés », les décrit Charles Péguy dans l’Argent, en 1913. L’écrivain faisait allusion à leur mise austère, autant qu'à leur mine pénétrée de leur mission. Le surnom leur est resté. Ils étaient des soldats laïcs et pacifiques, incarnation des valeurs de ce nouveau régime qu'il fallait installer durablement contre l'Eglise et les revanchards monarchistes. Ils jouissaient d'un prestige alors à l'aime de leur devoir : former des hommes libres, les futurs citoyens de la République. Ces temps sont loin. Les instituteurs, devenus depuis des « professeurs des écoles », doutent aujourd'hui que la France les aime encore. Le métier s'est transformé, la société est bouleversée, l'école déstabilisée, et les 364 000 enseignants du primaire cherchent leurs repères. En octobre 2007, un sondage CSA pour le SNUipp, principal syndicat du primaire, interrogeait les professeurs des écoles débutants sur leur perception du métier. Ils étaient alors 82 % à estimer qu'ils exerçaient un métier « plutôt dévalorisé aux yeux de la société». A la question: «Estimez-vous que la réussite de tous les élèves est un objectif qui peut être atteint ou ne petit pas être atteint ? », la réponse était « ne peut pas être atteint » à 62 %. Un malaise palpable.


Mal payés, non reconnus...

Mal payés (un professeur des écoles gagne 1300 € net en début de carrière, et au maximum 2900 € après trente ans d'exercice), en butte à toutes les incivilités comme à l'esprit consumériste qui gagne toutes les strates de la société, les instituteurs sont frappés de plein fouet par tous les maux de l'époque. Ce que Jeanne résume ainsi : « Les parents nous demandent de combler leurs propres lacunes: ils n'ont pas le courage d'apprendre les bonnes manières à leurs enfants ? C'est à nous de les éduquer. Les gamins passent leur journée devant leur console de jeu ?Nous n'avons qu à leur apprendre l'amour des livres. Nous sommes plusieurs à avoir fait un test dans nos classes, auprès d'enfants de tous milieux : 50 % de nos élèves arrivent à l'école le matin en ayant regardé la télévision. Comment voulez-vous que nous en tirions quoi que ce soit ? Comment voulez-vous que nous leur apprenions quoi que ce soit quand leur tête est déjà pleine d'un fatras inutile, mais que les parents croient indispensable pour leur épanouissement : la télé, Internet, le portable... »
Encore la jeune femme ne parle-t-elle pas des menaces des parents quand les résultats sont mauvais; et, pour ses élèves de maternelle, des parents qui exigent de connaître « le programme de mathématiques et de français ». Isabelle, institutrice de CM2, renchérit : « L'enfant roi n'est pas un mythe. Beaucoup de parents laissent leur enfant à la garderie, pour qu'il soit heureux, épanoui, avec plein de bonnes notes. Et s'il ne les obtient pas, nous sommes seuls coupables. »


Du métier à la « mission »

Quand Jules Ferry instaura l'école laïque, obligatoire et gratuite, les Français avaient une confiance aveugle en l'institution, émanation de la nation, et donc du peuple. L’école n'était pas encore un service public garantissant de «faire réussir tous les élèves » comme on fait arriver des trains à l'heure. Et les instituteurs n'étaient pas encore des « professeurs des écoles » pétris de sciences de l'éducation mais des sortes de missionnaires vénérés pour leur savoir autant que pour ce statut de modèle qui les auréolait. Plus instruits que la majorité de la population, ils étaient des références intellectuelles et morales. Et, sans se laisser aller à une quelconque nostalgie, tous ne peuvent que constater combien ce temps est révolu.

A titre individuel, les jeunes professeurs ne veulent pourtant pas sombrer dans une quelconque déprime. « Le quotidien est difficile, argumente Thomas, en poste depuis cinq ans dans une école élémentaire parisienne mais je ne connais personne qui dise regretter son choix. Nous sommes fiers de notre métier.» Paradoxe ? En fait même si la consultation CSA montre que les professeurs des écoles qui envisagent de changer de métier sont passés de 8 à 15 % entre 2001 et 2007, nombreux sont ceux qui ont choisi ce métier de longue date, comme on choisit un mode de vie. Qu'ils appellent cela « mission » « vocation » ou qu'ils refusent ces mots qui fleurent bon l'esprit de sacrifice, les instituteurs font un métier qu’ils savent un peu à part, ne serait-ce que par son histoire qui est indissolublement liée à celle IIIe la République. Certains l'acceptent, s'en font un étendard, d'autres le refusent au nom de la « professionnalisation ». Mais à travers ce clivage se dessine l’avenir de notre système scolaire, et les choix qui seront faits pour l'éducation de nos enfants.

Ariane est sortie de l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) il y a trois ans. « Je me sens très seule dans mon école. Explique-t-elle. Je ne me reconnais absolument pas dans les pratiques de mes collègues, dans leur façon de concevoir leur mission. Car pour moi il s'agit d'une mission. Je suis une des rares qui n'ait pas peur de se proclamer hussard noir (ça fait ringard, je sais, ça fait austère, mais pour moi, cela signifie simplement que j'ai un devoir vis-à-vis de tous ces enfants dont je croiserai la route. »

Ariane aime se dire institutrice et non pas professeur des écoles, et il y a là comme l'affirmation d'une certaine conception du métier. Rachel Boutonnet, qui publia son Journal d'une institutrice clandestine puis un ouvrage intitulé « Pourquoi et comment j'enseigne le b.a.- ba » le résume en des mots qui n'ont rien de polémiques, mais qui semblent relever pour elle de l'évidence. Etre institutrice, dit-elle avec humilité, sans volonté militante, c'est tout simplement une façon d'être bien. Je suis avec les enfants et je me considère comme un rouage dans le processus de liberté. Cela n’a l’air de rien, mais l'enjeu du CP est de savoir si, plus tard il y aura lecture de Balzac ou pas. »


Système en faillite

Balzac ou pas, l'émancipation ou l'enfermement dans les déterminismes culturels et sociaux, la civilisation ou le temps de cerveau disponible pour Coca-Cola. Pas un instituteur qui n'ait plus ou moins conscience de cela. Alors comment supporter l'échec du système ? Comment supporter ces 150 000 élèves quittant le collège sans diplôme? Comment supporter d'assumer une responsabilité qui est aussi écrasante que diffuse, et qui est avant tout celle du système? Jusqu'à présent les instituteurs étaient comme épargnés. Le « maillon faible » était le collège, avec sa violence, ses élèves rejetant l'école et ses savoirs... En 1999 déjà, le rapport Forestier parlait de 15 % d'élèves en grande difficulté à l'entrée en sixième, mais le propos était tellement inacceptable qu'il était passé inaperçu. Les enfants chéris du mitterrandisme restaient auréolés de cette gloire progressiste qui avait fait d'eux l'incarnation du peuple de gauche. Pourtant, peu à peu, l'icône se fissurait. 1999 est l'année de la parution de "L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes" petit livre de Jean-Claude Michéa qui dénonçait magistralement la faillite du système. De nombreux autres allaient suivre. Fleurissaient des associations comme Reconstruire l'école, dans laquelle se retrouvaient des instituteurs qui entendaient remettre en cause les orientations suivies depuis trente ans. Plus grave, les résultats des élèves français dans les comparaisons internationales se dégradaient un peu plus chaque année.

L'idée que le primaire va mal ne s'est imposée que récemment, parce que des instituteurs et des parents d'élèves sont sortis de la dénégation. Mais au prix d'un rejet de la part de nombre d'autres professeurs. « Ceux qui refusent toute remise en cause ne sont pas plus bêtes ou plus hypocrites, commente pourtant Ariane, mais ils amalgament ces critiques de l'Education nationale avec toutes les difficultés qu'ils rencontrent au quotidien. Le problème, c'est que tout débat devient impossible au sein de la profession. » De fait, les noms d'oiseaux surgissent vite quand on évoque l'état de l'école. Pourquoi les professeurs se sentent-ils attaqués par toute critique du système scolaire? Pourquoi sont-ils incapables de se détacher d'une institution qui est pourtant si souvent mauvaise mère ? « Si l'on a choisi ce métier, analyse Rachel Boutonnet, c'est parce qu'on aime l'institution, et le fait qu'il y ait des institutions. Alors il est très compliqué, très douloureux, d'être à la fois dedans et en opposition. Beaucoup ne le supportent pas et préfèrent suivre la ligne dominante. » Quitte à se retrouver en porte-à-faux. « Les instituteurs sont souvent schizophrènes, raconte par exemple Agnès, qui enseigne à Lyon. J'ai entendu un collègue critiquer l'instituteur de sa fille parce qu'il lui donnait un exercice aberrant, et faire faire cet exercice à ses élèves quelques jours plus tard. »



De la politique des méthodes...

Le monde enseignant, et notamment celui du primaire, est traversé par de profonds clivages, mais ils sont rarement explicités. Ils apparaissent à l'occasion de telle ou telle réforme, sans que le grand public en perçoive forcément les enjeux. Qui, dans la population française, comprend quelque chose à ce débat sur les méthodes ? La refonte des programmes entamée par Xavier Darcos incarne parfaitement ce genre de cas où l'opinion court le risque de ne percevoir qu'une obscure querelle d'experts. D'autant que le développement des sciences de l'éducation à partir des années 70 avait justement pour fin de rejeter dans l'ignorance et l'incompétence ceux qui se réclamaient du « bon sens». L'onction populaire suffisant ainsi à marquer une réforme du sceau de l'infamie, ici incarnée par le « populisme ».

Geneviève n'est pas une militante. Mais elle croit fermement aux bienfaits d'une pédagogie fondée sur le travail en petits groupes, les « situations-problèmes». Pour elle, les nouveaux programmes constituent « une régression totale». « Ils veillent retourner à l'école de 1925, s'insurge-t-elle. Cela revient à nier tout le travail des sciences de l'éducation. On ne peut quand même pas enseigner comme il y a cinquante ans ! C'est le retour du bonnet d'âne et du rabâchage par cœur. » Geneviève est représentative de nombre de professeurs des écoles qui considèrent qu'un texte évoquant l'« entraînement » et la « répétition » exclut forcément la compréhension des élèves. Mais le corps enseignant est plus partagé qu'il ne semble. Élise enseigne depuis un an dans un village de la Somme. Elle se décrit comme une institutrice épanouie, «pas du tout hussard noir juste quelqu'un qui veut être utile». Dans son école, la jeune femme a découvert des méthodes d'enseignement qui n'ont rien à voir avec ce qu'elle avait appris, et des instituteurs qui vont au-delà de ce que tente le ministre. « Les médias montrent toujours le même type d'enseignants, regrette Élise, avec de grands projets, uni autour du journal d'école, adeptes du travail par petits groupes... C'est télégénique, mais l'école ne ressemble pas à ça. Même si c'est ce qu'on nous demande à l'IUFM. Pis, à la télévision, on ne présente que les instits qui sont contre la réforme. Ils ne sont pas représentatifs, même s'ils font plus de bruit que les autres. »

Alain Bentolila, linguiste et auteur de récents rapports sur la grammaire et l'orthographe, voit dans cette querelle le résultat d'une politisation dramatique de la question scolaire. « Il faut sortir de l'idéologie, plaide-t-il. Les méthodes ne sont pas de gauche ou de droite. Elles marchent ou elles ne marchent pas. » Pour lui, le débat sur les méthodes et les programmes, qui mine la cohésion du corps des instituteurs et professeurs des écoles, est arrivé en France dans les années 70, et ne faisait à l'époque que reprendre un débat entamé aux États-Unis, dans la mouvance « pour une société sans école ». Il relevait d'une interprétation politique de la fonction de reproduction de l'école et partait du principe que l'école oblige les fils d'ouvriers à déchiffrer et n'apprend à comprendre qu'aux enfants de bourgeois. Ainsi sont nées les méthodes idéo-visuelles, censées être «plus démocratiques» que la méthode syllabique. « En fait, explique le linguiste, ces méthodes cassent les plus fragiles, et ne fonctionnent que pour les élèves qui ont déjà une bonne perception d u code alphabétique. La cause de l'échec avec la méthode syllabique n'est pas à chercher dans une volonté de domination de la classe bourgeoise, mais dans le fait que nombre d'élèves arrivent au CP en possédant peu de vocabulaire. Ceux-là, en effet, auront beau déchiffrer, ils ne comprendront pas ce qu'ils lisent puisque le son ne correspondra pas à un mot dont le sens est connu. » Rien là de politique. D'où l'étonnement d'Alain Bentolila, qui a toujours affiché sa conception républicaine, lorsque ses propos l'ont fait traiter de réactionnaire, et même de fasciste.

Car le même processus est à l'oeuvre dans les débats qui touchent à l'enseignement de la grammaire ou à l'usage de la répétition et du par coeur. « Jusqu'à une époque récente, raconte Rachel Boutonnet, quiconque faisait le choix d'un enseignement structuré progressif, présentant d'abord les éléments d'un système, était hors du courant dominant, et même hors programmes puisque ceux-ci imposaient une démarche précise à travers l'organisation en projets. » Les nouveaux programmes du primaire, qui ne définissent pas de méthode mais insistent sur les vertus de l'« entraînement » présenté comme aussi important que l’expérimentation, rencontrent une opposition farouche de la part des tenants du constructivisme, pour qui toute forme de répétition condamne l'élève à la passivité. « Prétendre qu'il n'est de pédagogie que de la découverte est une aberration, regrette Alain Bentolila. J'ai déjà rencontré des instituteurs soutenant que l'enfant doit découvrir par lui-même le sens de l'écriture, de gauche à droite, sous prétexte que tout apprentissage est une résolution de problème. Mais il est des éléments dont on doit accepter l'arbitraire, et la langue, par exemple, en est pleine. » Confondre l'arbitraire linguistique et l'arbitraire politique dans une même dénonciation est un contresens fréquent dans l'Éducation nationale. De même que confondre la pénibilité du travail de l'ouvrier avec la pénibilité du travail de l'écolier. Pourtant, il est des labeurs de servage et des labeurs de délivrance. L’idéal de la gauche républicaine a toujours consisté à distinguer les deux.



Un rôle toujours fondamental

Plus que jamais, les instituteurs et professeurs des écoles jouent un rôle fondamental dans le processus d'émancipation des futurs citoyens. Alors que la société de consommation et l'attrait des écrans accentuent les inégalités culturelles, alors que la maîtrise de la langue et, au-delà, l'accès à l'écrit sont rendus plus difficiles par la dévalorisation du savoir, c'est bien à l'école maternelle et primaire que se joue l'avenir. Mais la manifestation du 15 mai l'a prouvé : les enseignants, face à ce qu'ils ressentent comme un désintérêt, voire une hostilité, de la société, développent des réactions contradictoires. Pris entre leur envie d'affirmer la grandeur de leur métier et le refus d'assumer les échecs du système, qu'ils préfèrent attribuer aux inégalités sociales et à des causes externes, laissant croire ainsi qu'il n’ est pas de pou­voir émancipateur du savoir, ils courent le risque de dévaloriser eux-mêmes l'école en clamant son impuissance.

Qui croit en l'homme croit en un rôle majeur de l'éducation. Le reste doit être dicté par le pragmatisme et l'évaluation des résultats. Mais sans doute faut-il retrouver un peu de la force de ce pacte moral qui s'était noué il y a un peu plus d'un siècle entre la nation et ses institu­teurs. Retrouver aussi les conditions de la confiance
• N.P

À lire : "L'enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes" de Jean-Claude Michéa
Ed. Microclimat 1999