jeudi 26 février 2009

Lu dans Libération : LA PHOBIE DE L'ÉCHEC SCOLAIRE

La phobie de l’échec scolaire

Nathalie Bulle sociologue, CNRS, Libération, 26 février 2009

Le projet de réforme de la formation des enseignants engage une modification du profil des futurs professeurs. Il élève d’un an leur niveau de recrutement en exigeant pour la présentation du Capes une première année d’un des masters de l’enseignement en cours de création. Et il modifie fondamentalement le concours du Capes lui-même. L’idée est de passer d’une logique de recrutement «disciplinaire» à une logique «professionnelle». Les candidats, qui ne seront plus «classés» principalement en fonction de leur niveau de maîtrise de leur discipline de formation, seront-ils pour autant de meilleurs «pédagogues» ? Rien n’est moins sûr. Seront-ils mieux préparés aux diverses situations d’enseignement ? Non. Or, n’était-ce pas la question centrale ?

Le recentrage sur le métier est aussi important que celui instauré par la loi d’orientation sur l’éducation de 1989, qui prétendait mettre l’élève au centre du système éducatif et dont les effets ont été désastreux. Tout se passe comme si l’échec du progressisme en matière pédagogique devait être combattu par une progression de «la désintellectualisation» de l’école.

A l’origine du projet de «professionnalisation» se situe le constat des résultats médiocres des élèves de notre système éducatif dans les enquêtes internationales. Le «Livre vert sur l’évolution du métier d’enseignant» évoque bien le caractère malaisé des comparaisons. Par exemple, si l’on considère l’enquête Pisa où les résultats des élèves finlandais se distinguent depuis sa création en 2000, il apparaît que la différence globale observée entre la France et la Finlande disparaîtrait si l’on mettait de côté, en France, les 10 % de jeunes qui réussissent le moins bien. Mais encore, Pisa n’évalue pas, en mathématiques par exemple, des habiletés scientifiques à proprement parler. L’enquête se limite à ce que l’OCDE juge essentiel pour la vie ordinaire de tout citoyen.

Le système finlandais est du point de vue pédagogique inspiré par le modèle anglo-saxon. Sorti des mathématiques de tous les jours, ses performances sont plutôt moyennes, comme l’attestent d’autres enquêtes internationales visant à évaluer des compétences plus générales. Les professeurs de l’enseignement supérieur en Finlande, dans les universités et écoles d’ingénieur, s’alarment de la chute du niveau des étudiants. Ils dénoncent le cercle vicieux qui consiste à devoir retravailler des concepts qui auraient dû être maîtrisés au lycée et qui ne l’ont pas été, parce qu’au lycée, le temps a dû être employé à revoir des concepts qui auraient dû être acquis au collège.

L’enquête Pisa ne donne qu’un aperçu très incomplet de la qualité relative des systèmes éducatifs. Cependant le problème qu’elle soulève est celui des élèves en échec dans le système français. Le projet de changement du profil des enseignants s’enracine dans un sentiment d’inadaptation, voire de dérive de notre système, si l’on croit «les témoignages de plus en plus nombreux des enseignants, à tous les échelons de l’école, sur le niveau très bas d’un trop grand nombre d’élèves» (1).

Partant de ce constat, les réformateurs envisagent une solution dont les conséquences pourraient bien précipiter le système d’enseignement secondaire dans la voie d’un échec plus général. Pour surmonter le problème du niveau de plus en plus faible des élèves en difficulté, ils proposent d’étendre à tout le système d’enseignement secondaire la logique réformatrice qui a conduit le collège à sa perte. Toutes les réformes du collège depuis quarante ans ont en effet été conçues pour les 15 % à 20 % d’élèves qui, comme le relevait un inspecteur général de l’Education nationale en 1980, Jean Binon «se trouvent dès la fin du CM2 en situation d’échec scolaire à peu près définitif… On ruine le dispositif d’enseignement pour eux, sans parvenir à ce qu’ils en tirent profit». Pour ces élèves, les problèmes qu’ils rencontrent doivent être résorbés bien en amont des cursus scolaires, avant que l’accumulation des difficultés n’entraîne des retards irrémédiables.

Mais encore, ces élèves qui réussissent le moins bien pour des raisons multiples, n’ont-ils pas déjà fait les frais du progressisme pédagogique dont on sait que les effets négatifs tendent à être plus discriminants à leur endroit ? Les principes progressistes ont entraîné un affaiblissement important de la transmission explicite, progressive et structurée des savoirs disciplinaires. Or, tous les indicateurs convergent pour démontrer que cet affaiblissement est à l’origine de la chute observée des habiletés des élèves, en lettres comme en sciences. Le progressisme a la vertu de mettre l’accent sur l’activité de l’élève. Il a le tort de l’opposer à la transmission des savoirs disciplinaires. Au lieu de mettre fin à cette opposition en grande partie responsable des dysfonctionnements actuels, on choisit de soigner le mal par le mal.

A ceux qui mènent un combat contre la raison «abstraite» que l’idéologie progressiste associe naïvement aux divisions sociales, s’ajoutent, on le sait, ceux qui veulent bien soutenir l’enseignement pour tous à condition qu’il ne coûte pas cher.

L’importance du niveau académique du corps enseignant, pour la réussite des élèves et la réduction de l’inégalité des chances, a pourtant été mise en évidence par toutes les études comparatives réalisées depuis plus de quarante ans. Elles montrent que les facteurs qui favorisent la réussite des élèves issus des milieux défavorisés sont les suivants : l’exigence académique des cursus, la qualité du corps enseignant (liée à son niveau de recrutement et à sa reconnaissance sociale), la personnalité du chef d’établissement ainsi que la clarté des objectifs. Cette clarté des objectifs se traduit par le caractère explicite des exigences et des normes, la visibilité des règles de fonctionnement et des critères de réussite.

Contrairement aux idées reçues, les enseignants qui ont les meilleurs résultats dans les collèges réputés difficiles sont le plus à l’aise vis-à-vis du savoir qu’ils enseignent, et sans complexe au regard des idées martelées dans nombre d’IUFM.

Les IUFM créés par la loi sur l’éducation de 1989 pour unifier la formation des enseignants du premier et du second degré, ont été des instruments de la propagation des idées progressistes en matière pédagogique. Les universités qui les ont récemment intégrées ne protégeront pas nécessairement les futurs masters enseignants de l’influence d’idées fausses ou réductrices sur l’école et la pédagogie. Hier, la difficulté du Capes engageait nombre de candidats à ne présenter le concours, non au niveau bac + 3, mais bac + 4 ou bac + 5, après une ou deux années de master, en préparant en même temps l’agrégation. Demain, les masters enseignants prendront en charge la formation des futurs enseignants dès la licence. Ne prend-on pas alors le risque d’ouvrir grande la voie à la propagande au détriment de l’esprit critique ?

(1) «Livre vert sur l’évolution du métier d’enseignant», par Marcel Pochard, rapports au ministre de l’Education nationale, Paris, la Documentation française, 2008.
(2) http://www.liberation.fr/societe/0101321974-la-phobie-de-l-echec-scolaire

- Voir les publications de Nathalie Bulle >>>