Merci à Mireille pour le lien
Le Monde, 31 janvier 2009
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Pourquoi avoir accepté de participer à cette opération consistant à envoyer des écrivains dans des collèges "ambition réussite" - manière politiquement correcte de désigner des établissements de quartiers défavorisés - pour susciter l'appétit de lecture des élèves ?
J'ai enseigné, j'ai derrière moi deux générations d'instituteurs, l'école me passionne. Lire, écrire, transmettre, c'est tout un pour moi. Je voulais rencontrer des élèves et trouver le moyen de les aider. D'aider les professeurs. Mais ce n'est pas forcément la rencontre avec des écrivains vivants qui donnera envie de lire aux élèves. D'ailleurs les écrivains morts ne sont pas dans leur tombe, ils sont dans leurs livres. Et les livres sont vivants. Ceux d'hier tout autant. Voilà ce qu'il faut dire aux élèves.
Vous êtes très dure envers ce que vous appelez "les délires démagogiques des années 1970" ou encore "le tsunami pédagogiste".
Il y a ici une étrange convergence entre la gauche et la droite. Pour une droite tentée par le poujadisme, les livres sont suspects. On parle bien de supprimer les épreuves de culture générale aux concours de la fonction publique. Pour être postier, il serait inutile d'avoir lu La Princesse de Clèves. Ou peut-être d'avoir lu, tout simplement....
De l'autre côté, on continue d'affirmer à gauche que transmettre la langue, les textes, c'est transmettre des valeurs bourgeoises. C'est un des effets peut-être pervers du livre de Pierre Bourdieu De la distinction. On en a uniquement gardé l'idée que distinguer entre les "grands textes" et les autres, ce serait une manière pour la classe dominante de se reconnaître et de perpétuer sa domination. C'est évacuer commodément la question essentielle : comment transmettre le meilleur au plus grand nombre ? Et surtout : comment faire que les hommes soient plus instruits, plus performants, mais surtout plus justes et plus humains ? On découvre soudain aux Etats-Unis que lire pourrait être bon pour de futurs médecins !
On méprise la transmission, dites-vous.
De toute évidence. Regardez autour de vous. Il est clair que la société marchande, consumériste, n'accorde plus de valeur à la transmission de la langue, au passé, à l'histoire, aux livres. Qu'elle s'en défie. Qu'elle en a peur. On peut prendre un ton catastrophiste, apocalyptique, mais c'est inopérant. Je refuse les vaticinations, et je ne crois plus aux solutions globales. C'est trop tard.
Mais il reste partout des braises. Il faut souffler dessus. Etre par exemple d'une exigence absolue en matière de langue, c'est la condition de tout. Pour tous, partout. Et ensuite, lire et faire lire... Offrir à chacun cette occasion unique d'être soi que donne la fréquentation des grands livres. D'être soi et d'être au monde.
Ces adolescents que vous avez rencontrés, qui ne lisent pas, n'est-ce pas parce qu'ils ne savent pas lire, comme vous le dit une fille en se frappant le front ? Elle voit des mots mais ils ne s'impriment pas dans son cerveau.
Les jeunes ne lisent pas ? Les adultes non plus. Il y a même des gens, appartenant à l'"élite", qui s'en vantent ! Pour ce qui est des jeunes, le problème est celui de la pratique de la lecture,
et pas seulement de son apprentissage. Une fois qu'on a appris à lire, si la lecture n'est pas régulière, cela s'oublie. On lit peu, donc on lit de moins en moins bien... Et la capacité de s'émerveiller par les mots s'étiole, s'éteint. Regardez un petit enfant, quand on lui lit une histoire, il a une flamme dans les yeux. Si l'école sert à étouffer cette flamme, alors il vaudrait mieux pas d'école du tout.
Au fond y a-t-il vraiment une question scolaire, ou n'est-ce pas seulement une question sociale ?
Les deux. L'erreur est de faire porter à l'école toute la charge. A Toulon, dans le quartier où je suis allée, il y a d'un côté des villas pimpantes, d'un autre des barres d'immeubles.
Les enfants des villas sont tous dans des collèges privés, et les enfants des barres dans le collège public. Dans le collège privé, il y a une apparence d'ordre, d'autorité, de travail. Mais c'est une apparence. Car les deux écoles vivent au sein d'une société qui ne croit plus à la force de l'art, des mots, de la pensée dans les livres. Ce qu'on appelle "culture" aujourd'hui ? Le patrimoine, son exploitation commerciale et touristique. Ce n'est pas de cela que chacun a besoin. Mais d'une rencontre singulière et profonde avec des oeuvres qui vont changer sa vie... Chacun, quel qu'il soit, quelle que soit sa place dans la société.
Les enseignants sont-ils formés pour cela ?
J'en doute. C'est la question qui fâche et il faut pourtant la poser. A tous les niveaux. Mais surtout pour le primaire. Lionel Jospin a supprimé les écoles normales pour créer les IUFM. Il fallait sans doute les transformer, mais elles avaient une qualité. Elles étaient généralistes. Aujourd'hui on peut devenir instituteur avec une licence en passant par l'IUFM. Mais quand on a une licence d'histoire, sait-on les mathématiques, et inversement ? Alors on assomme les enseignants de directives pédagogiques pour pallier l'insuffisance de leurs connaissances, et on multiplie dans les classes les intervenants extérieurs.
Ne croyez-vous pas qu'on va vous dire "vous êtes venue quelques jours dans un collège et vous pensez avoir pris la mesure des questions à résoudre" ?
Je voulais depuis longtemps aller dans un collège, parce que le collège est pour beaucoup la seule et dernière occasion de rencontrer des oeuvres de langue et de pensée belles et fortes. Tout n'est pas encore joué à 14, 15 ans...
Si je n'y étais pas allée, je serais restée sur une idée fausse, l'idée que l'école est totalement sinistrée. Je n'aurais pas vu à quel point elle est encore un lieu d'apaisement, de résistance au désastre social. L'école impose des horaires, des règles, des valeurs. Même si elle le fait plus ou moins bien, elle échappe un temps à l'univers communautaire, aux jeux vidéos, à la fascination pour le foot - fascination stérile, car ces jeunes rêvent d'être des joueurs pour "faire de la thune", c'est tout... Surtout, je n'aurais pas vu le travail admirable de certains professeurs, parmi les plus jeunes. Leur métier est aujourd'hui le dernier des métiers parce que les enseignants ne sont pas soutenus. On leur en veut d'être porteurs d'une idée qui dérange : que gagner beaucoup d'argent, dominer l'autre, lui marcher sur le ventre pour "arriver", s'abrutir de football et de jeux télévisés, cela ne peut pas être le but d'une vie, et lui donner son sens.
Danièle Sallenave raconte et analyse cette expérience dans Nous, on n'aime pas lire (Gallimard, 160 p., 11,50 €).
Propos recueillis par Josyane Savigneau